CHAPITRE VII
LOWELL CITY, MARS

Lorsque Amanda finit par se réveiller, ce n’était plus à l’endroit où elle s’était endormie, la station Cléopâtre. Quelqu’un l’avait gardée plongée dans un profond sommeil – pas du genre patch somnifère ! – pendant le long voyage jusqu’à Mars. Ce vaisseau, bien plus grand, venait d’atterrir au spatioport de Lowell.

« Vous n’auriez pas dû faire cela sans me le dire ! Ce n’est pas juste ! cria-t-elle au Père Emil qui se tenait debout, à côté de sa couchette.

— Ils l’ont fait. Levez-vous Amanda, vous avez deux heures pour retrouver l’usage de vos jambes. Les stimulants sont déjà dans votre système. Levez-vous.

— Deux heures jusqu’à quoi ? » Elle s’assit trop vite, peu habituée à une basse gravité. Elle avait déjà expérimenté le sommeil profond, pendant une partie du long voyage de Mars au tunnel spatial #1, avec Papa. Quand vous vous réveillez, il vous faut une thérapie, et malgré cela, vous ne vous sentez pas bien pendant environ une semaine. Amanda détestait cela. Ils n’avaient pas le droit…

Elle ne sentait pas ses cheveux toucher ses épaules.

Lorsqu’elle se redressa, ils ne retombèrent pas en avant, pourtant ils n’étaient pas attachés sur sa nuque, ni sur sa tête. Elle tâta sa tête d’une main tremblante et ramena une natte devant ses yeux. Courts ! Et noirs, pas blonds !

« Qu’avez-vous fait à mes cheveux ?

— On les a coupés et teints. Ne perdez pas de temps en bagatelles. Levez…

— Mes cheveux ! gémit-elle. Mes cheveux ! Mes cheveux ! » Le père Emil la regarda fixement, ahuri. Pour finir, il dit :

« On a failli vous tuer – deux fois –, vous avez assisté à un meurtre, vous avez tenu tête à toute une organisation d’adultes… et vous craquez à cause d’une coupe de cheveux !

— Mes cheveueueux !

— Debout ! Tout de suite ! »

Elle se leva et vit son reflet sur la paroi brillante. Un miroir assez minable, qui montrait tout de même une étrangère : une petite fille aux cheveux noirs et courts avec une frange. Revêtue d’une salopette bleu foncé.

« Amanda, dit le Père Emil en s’efforçant d’être patient, arrêtez cela. Tout de suite. Nous sommes sur Mars. Levez-vous et suivez les instructions holos de la thérapie physio avant que je vous rendorme. »

À vrai dire, elle semblait plus âgée avec les cheveux courts. Une étrangère, mais plus âgée. Et un petit peu exotique, comme Yaeko. Et ils l’avaient amenée sur Mars, où était Marbet Grant. Elle la verrait bientôt. Elle leva la main pour lisser ses cheveux noirs.

L’holovidéo s’alluma tout seul. Péniblement, Amanda s’agrippa à la barre qui se trouvait à côté de sa couchette et entama le premier exercice qui devait restaurer ses muscles. Le Père Emil la laissa avant qu’elle ait pu lui poser d’autres questions.

Lorsqu’il revint, elle avait terminé l’holovidéo et venait de s’asseoir, pantelante, au bord de sa couchette. Tout son corps était douloureux. Le Père Emil lui apportait un plateau de nourriture. Affamée, Amanda se jeta dessus. Elle avait probablement perdu du poids, ce qui était une bonne chose. Plongé dans le sommeil profond, nourri par intubation, on perd toujours du poids. Amanda voulait devenir aussi mince que Marbet.

Et puis, le Père Emil aussi avait maigri, ce qui n’était pas une bonne chose. Les os de ses poignets ressortaient. Ses pommettes saillaient en biseau. Il avait l’air malade.

L’exercice et la nourriture rendirent à Amanda ses facultés. « A-t-on retrouvé mon père ? » Elle retint son souffle ; il dirait peut-être que l’on avait retrouvé le corps de Papa, ou que Papa était de nouveau libre, ou…

« Non, mon enfant. Il est toujours porté disparu et le gouvernement accuse toujours Vivre Maintenant. Il y a eu des émeutes, des manifestations. La plupart de nos membres ont dû passer dans la clandestinité. »

Elle refusa de répondre à cela. « Étiez-vous aussi en sommeil profond, Père Emil ?

— Non. »

Alors, il avait l’air comme cela même sans intubation. « Allez-vous m’amener chez Marbet dès que j’aurais retrouvé l’usage de mes jambes ?

— Amanda, Marbet n’est plus sur Mars. »

Elle resta la fourchette en l’air. « Elle doit y être !

— Parce que vous voulez qu’elle y soit ? Ne fonctionnez pas comme cela, mon enfant.

— Mais vous avez dit qu’elle y était ! Où est-elle ?

— Elle a disparu. Non, elle n’a pas été enlevée. Kaufman et elle ont quitté Mars il y a plusieurs mois, juste après que nous sommes partis de Terre. Apparemment, ils ont passé des mois à demander au Département d’État la permission de se rendre sur Monde. Elle leur a été refusée à cause de la limitation des voyages qu’impose un temps de guerre. La meilleure hypothèse, c’est qu’ils ont trouvé le moyen de s’y rendre illégalement.

— Comment peut-on…

— Oh, ne soyez pas naïve, mon enfant. Nous l’avons fait. Croyez-vous que quelqu’un, en dehors de Vivre Maintenant, sait que vous vous trouvez sur Mars ? Vous aussi, vous êtes dans l’illégalité. »

Amanda repoussa le plateau. Brusquement, elle n’avait plus faim du tout.

« Dans l’illégalité, avec le même problème qu’auparavant. Amanda, si quelqu’un savait que vous êtes ici, Vivre Maintenant serait accusé de vous avoir enlevée. Tout comme nous vous l’avons dit, il y a trois mois. »

Trois mois ? Ils avaient mis trois mois pour arriver sur Mars. C’était…

D’une toute petite voix, elle dit : « Nous sommes le combien, père Emil ?

— Le trois juillet Le mois de Notre-Dame. »

Cela ne lui disait rien.

« Si l’on accuse Vivre Maintenant de vous avoir enlevée en apportant des preuves sûres que vous êtes avec nous, et non des accusations simplement conjecturales, des gens mourront. Je veux que vous vous rappeliez cela.

— Où allons-nous ? » demanda-t-elle. Elle était prise de nausées. « Oh, je vous en prie, puis-je aller chez tante Kristen ? Elle vit à Tharsis, ici, sur Mars, je pourrais…

— J’ignore où l’organisation va vous cacher. Ce n’est pas moi qui décide. Nos instructions, à Dennis, Lucy et moi, étaient de vous amener sur Mars et de vous livrer à ceux qui dirigent Vivre Maintenant. Ils sauront ce qui est le mieux pour tous ceux qui sont concernés.

— Vous… vous n’allez plus vous occuper de moi ? » demanda Amanda en ouvrant de grands yeux. Me protéger ?

« Je vais vous emmener à l’endroit où vous rencontrerez les dirigeants de Vivre Maintenant. Ils sauront ce qui est le mieux pour tous ceux qui sont concernés », répéta-t-il sans la regarder.

Quelque chose ne tournait pas rond. Le Père Emil ne semblait pas tout à fait lui-même. La peur envahit Amanda.

« Venez, mon enfant. La voiture est là. »

Elle le suivit tandis qu’il traversait le vaisseau, parce qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre. Ils ne rencontrèrent personne. Je peux m’enfuir en courant, pensa-t-elle, désespérée. Les vaisseaux avaient une passerelle, et la voiture devait attendre en bas de celles-ci, et pendant quelques secondes, elle serait à l’air libre et pourrait crier, courir et hurler son nom… Le spatioport de Lowell était un endroit plein de monde. Elle y était déjà venue, lors de ses visites à tante Kristen. Quelqu’un l’entendrait crier, la reconnaîtrait peut-être en dépit de sa courte chevelure noire… On avait dû la montrer dans toutes les infos holos, comme Papa. Quelqu’un verrait…

La « voiture » était un véhicule fermé, fonctionnant à l’énergie nucléaire, qui attendait dans la soute scellée du vaisseau.

« Non, dit Amanda. Je ne monte pas là-dedans.

— Alors nous – je – vais vous droguer », dit le Père Emil.

Pourquoi ne l’avaient-ils pas déjà fait ? L’emporter, toujours endormie, de sa couchette à la voiture… Si c’était pour la tuer, ils l’auraient déjà fait. Alors, ils n’allaient pas la tuer. Elle ne risquait rien. Le Père Emil ne la tuerait pas. Il avait empêché Salah de le faire !

Le Père Emil ne la tuerait pas. Mais, il allait la livrer à ses « chefs », et eux pourraient le faire. Et le Père Emil ne le saurait jamais, pas avec certitude. Ce serait une excuse toute trouvée.

« Ils vont me tuer ! cria-t-elle. Pour “résoudre le problème”. Lorsque vous m’aurez laissée avec eux !

— C’est absurde, Amanda. Ils ne feraient pas une chose pareille.

— Vous, Lucy et le capitaine Lewis, vous ne le feriez pas. Mais Salah l’aurait fait, lui ; alors si vos dirigeants étaient plus comme lui que comme vous ? »

« Elle doit simplement disparaître. La vie d’une enfant ne doit pas l’emporter sur celle de milliers d’autres…»

« C’est absurde », répéta le Père Emil, et son regard ne croisa pas le sien ; tout cela était très très louche.

Elle courut comme une flèche vers une pile de caisses sanglées, à l’extrémité de la soute. Il la rattrapa facilement. Elle se débattit, mais bien que le Père Emil ait l’air malade, il était fort, et en une minute, il la ligota. Elle se jeta sur le sol et lui donna des coups de pied, et il dut se battre pour lui attacher aussi les chevilles. Le visage du prêtre était gris et des veines pourpres se gonflaient autour de son nez.

« Non, non, au secours ! » cria-t-elle, mais il n’y avait personne dans la soute. Il la fourra dans la voiture blindée.

« Véhicule, en route. Portes de la soute, ouvrez-vous », dit-il hors d’haleine.

« Programmation de l’itinéraire prévu. Liaison des telcoms avec l’extérieur. » Amanda se mit à crier. Peut-être les telcoms fonctionnaient-ils dans les deux sens et quelqu’un, n’importe qui, l’entendrait à l’autre bout de la ligne.

Personne ne répondit. La voiture se mit en route. Amanda cria jusqu’à ce que sa voix se casse.

Elle était couchée par terre, le Père Emil en face d’elle, assis sur un strapontin en métal. Ses lèvres bougeaient sans cesse, il priait. Elle se contorsionna pour lui donner un coup de pied, et il se pencha comme pour la changer de place. Il glissa un morceau de papier dans la poche de la combinaison d’Amanda. Ses yeux disaient : ne dites rien, ne dites rien, ne dites rien.

Elle cessa de crier, haletante, et le regarda. Il se remit à sa prière silencieuse.

La voiture s’arrêta et elle devina qu’ils étaient arrivés à l’un des sas de Lowell City. Généralement, on y vérifiait l’identité des passagers – quelqu’un n’allait-il pas venir ouvrir la porte de la voiture ? Amanda ne savait même pas si elle avait encore son passeport au nom de « Jane Verghese ». On allait sûrement vérifier qui se trouvait dans la voiture…

Personne ne le fit. Vivre Maintenant avait dû trouver le moyen de tricher. La voiture repartit et roula. Cela, au moins, apprit quelque chose à Amanda : les voitures n’étaient admises que dans l’un des trois grands dômes de Lowell City, celui des usines et des entrepôts. Le Secteur est. C’est là qu’elle devait être.

Toutes les deux ou trois secondes, le Père Emil jetait un coup d’œil à sa montre. Pour finir, il dit : « Véhicule, stop. Programmation annulée. Mot de passe “Ghandi”. » La voiture s’arrêta. « Véhicule, ouvre la porte. »

Rapidement, il la libéra de ses liens. « Amanda, cours. Dieu veille sur toi, mon enfant…» Il la poussa dehors.

Elle n’avait pas totalement retrouvé l’usage de ses jambes. Elle tituba, tomba. Le Père Emil la regardait depuis le véhicule que remplit soudain un son sorti du telcom : «… traître, je crains que l’on ne puisse plus vous faire confiance…» Ils avaient été mis sur écoute.

Elle se trouvait dans une rue déserte entre deux bâtiments sans fenêtres. Aucune rue sur Mars ne restait longtemps déserte. Amanda se releva en vacillant et essaya de courir, mais ses jambes ne la portaient pas, elle craignait de tomber. Le Père Emil descendit de voiture et la regarda enfin dans les yeux. « Courez ! Vous avez peu de temps avant qu’ils arrivent, mais je ne sais pas combien…» Ses yeux s’agrandirent.

Amanda se retourna pour suivre son regard. Une femme sortit d’un bâtiment et s’avança d’un air résolu. Elle brandissait une arme.

Aussitôt, sembla-t-il à Amanda, le Père Emil se mit entre elle et la femme. Il tenait quelque chose à la main. La femme tira. Il n’y eut aucun bruit, mais le Père Emil s’effondra. La femme aussi. Quelqu’un d’autre, un passant qui venait de tourner le coin de la rue, cria.

Le cri attira d’autres personnes. Soudain, la rue fut pleine de gens. Quelqu’un tira Amanda en arrière, sans doute s’imaginant ainsi la mettre à l’abri. Il lui baragouina quelque chose dans une langue qu’elle ne comprenait pas. D’autres personnes arrivèrent en courant. Soudain, un flic apparut, puis deux soldats en uniformes de l’Armée de Défense de l’Alliance solaire. Il y eut des cris et des questions. Un camrobot des Martian Transglobal News, sorti de nulle part, arriva en vrombissant.

Amanda se glissa jusqu’au bord de la foule et prit une autre rue. Personne ne la remarqua. Elle essayait de marcher naturellement, en dépit de ses jambes, en dépit de sa panique. Le Père Emil était mort. Le Père Emil était mort. Le Père Emil était mort.

Il était mort en l’aidant à s’enfuir.

Elle avait vu ce qu’il tenait à la main. Les soldats la reconnaîtraient peut-être ? Elle l’ignorait. Mais elle, elle l’avait reconnue. Elle l’avait déjà vue, et cela l’avait terrifiée. Peut-être la terreur vous faisait mémoriser les choses. Dans la main du Père Emil se trouvait une arme, l’une de celles, nombreuses, qui constellaient les flancs du Courroux de Dieu, le protecteur de la Mission de Sainte Thérèse la Petite Fleur.

Elle marcha jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus tenir debout. En suivant la direction empruntée par le plus grand nombre de gens, elle avait fini par atteindre le tunnel piétonnier menant à l’immense dôme principal de Lowell City. Il était, lui aussi, fait de plastique piézoélectrique transparent, et assez large pour accueillir des camions lorsqu’ils rejoignaient le Secteur principal. Amanda s’effondra par terre, afin de se reposer.

Elle sortit le papier que le Père Emil avait mis dans la poche de sa combinaison. Il était enroulé autour de quelque chose de dur. Il y avait dessus, écrit à la main :

Allez à l’abbaye d’Ares, 8451 Rho Street. Demandez le frère Meissel. Donnez-lui cette lettre. Prenez un traîneau qui, pour dix percies vous emmènera n’importe où sous le dôme. « Mon Seigneur et mon Dieu, j’en suis venue à comprendre que quiconque entreprend quelque chose par amour des biens de ce monde ou pour se gagner les louanges des autres se trompeMais Vous, Vous êtes immuable pour l’éternité. »

Dans le papier, il y avait une pièce de dix percies et une autre lettre.

Amanda replia le tout. Mon Seigneur et mon Dieu… Elle avait toujours pensé que le Père Emil était fou à lier. Mais il avait donné sa vie pour elle. En dépit de son petit mot, il appartenait à une organisation qui se chargeait des « biens de ce monde ». Tout cela était très déconcertant. Elle en avait assez d’être déconcertée, et effrayée, et pourchassée. Elle était fatiguée.

Néanmoins, elle se força à se relever et à pénétrer à pas pesants dans le tunnel. Par-dessus le toit, le ciel martien chatoyait de poussière rose. Sur bien des murs, il y avait des posterholos du général Stefanak, et les rues grouillaient de soldats. Des camions à grands plateaux, portant des marchandises venues du secteur industriel du dôme principal, la dépassaient de temps à autre. Tout se déplaçait lentement dans Lowell City.

La ville était composée de trois dômes, entourés d’un mur en ciment d’un mètre et demi de haut où étaient ancrés les étais modelant ceux-ci. Le principal faisait environ cinquante kilomètres carrés, les deux autres environ vingt-cinq. Dans le Secteur principal, une tour élancée s’élevait le long du grand étai central. Appelé « le Sommet », il abritait le Conseil de la Défense de l’Alliance solaire. Le bureau du général Stefanak occupait l’étage supérieur, d’où il dirigeait Mars.

Là où le tunnel rejoignait le dôme principal, les camions s’arrêtaient. Des robots transféraient les marchandises sur des traîneaux bien plus petits, seul moyen de transport permis dans le Secteur principal, en dehors des véhicules militaires. Il y en avait de deux sortes, certains à plates-formes, et d’autres avec quatre sièges. Amanda héla l’un de ces derniers par le nombre inscrit sur son flanc, et il roula vers elle, sur les voies commandées par ordinateur qui quadrillaient toute la ville.

« Rho Street, numéro huit quatre cinq un », dit-elle en mettant sa pièce dans la fente. La plupart des gens utilisaient des crédits, bien sûr, mais les percies restaient en circulation. Ils étaient intraçables.

« Rho Street huit quatre cinq un », répéta le traîneau, et il partit. Il n’avait ni parois ni toit et Amanda s’assit en dissimulant le mieux possible son visage sous sa nouvelle chevelure courte. Mais personne ne faisait attention à elle.

Le traîneau était équipé d’un petit terminal audio, pourvu d’un choix limité de stations. Amanda appuya sur le bouton infos.

«… dernière attaque menée, sans provocation aucune, par des organisations subversives qui essaient de faire tomber le gouvernement. Ont été tués, un prêtre catholique du nom de Emil Fulden et une citoyenne martienne du nom de Maria Greta Silverstein. Les sources gouvernementales d’information supposent que cette tuerie a pour cause le rassemblement prévu ce soir par le général Stefanak au parc Kepler, et que…» Amanda cessa d’écouter.

Ils avaient tout faux. Tout le monde se trompait. Durant toute sa vie, elle avait cru que les adultes savaient ce qu’ils faisaient, savaient ce qu’il en était vraiment. Toute sa vie.

Elle ne pleurerait pas. Amanda Capelo ne pleurait pas.

Descendre du traîneau au 8451 de Rho Street consuma toute la force qui lui restait. C’était un bâtiment sans fenêtre, fait de polystyrène expansé, comme la plus grande partie de Lowell City. Sur la porte rouge, une plaque de métal déclarait en petits caractères : ABBAYE BÉNÉDICTINE D’ARES.

Amanda parla à la porte. « S’il vous plaît, je voudrais voir le frère Meissel. C’est le Père Emil qui m’a dit de venir ici. »

Aucun système domotique ne répondit.

Elle répéta son message en ajoutant : « Je m’appelle Jane Verghese. » Elle avait trouvé le faux passeport dans une poche intérieure de sa combinaison. Le Père Emil avait dû l’y mettre.

Le Père Emil couché dans une rue martienne, ayant perdu tout son sang…

« Laissez-moi entrer ! » dit Amanda à la porte.

Toujours pas de réponse. Des gens la bousculaient en passant. Lowell City, comme tous les dômes de Mars, était encombré de monde et de véhicules.

Elle repéra une seconde plaque, plus petite, à droite de la porte. Elle disait : FRAPPEZ SVP, en plusieurs langues. Cet endroit, quel qu’il fut, n’avait même pas de système domotique. Qu’est-ce que le Père Emil l’envoyait faire là ?

D’un air las, Amanda frappa à la porte. Elle dut le faire deux fois avant que quelqu’un réponde.

« Frère Meissel, s’il vous plaît, je…

— Pourquoi voulez-vous voir le frère Meissel ? » demanda l’homme. Amanda le regarda de plus près. C’était un jeune garçon, pas un homme, qui n’avait que quelques années de plus qu’elle. Il portait une drôle de robe longue de grossier tissu marron. Sans un mot, Amanda lui tendit la lettre. Puis, sans se préoccuper de politesse, elle le poussa pour entrer dans un petit vestibule au sol dallé où elle aperçut un banc en pierre rouge de Mars. Elle s’y laissa tomber avec gratitude. Le garçon referma la porte de l’abbaye et disparut.

Au bout d’un moment – elle ne put dire si son attente dura longtemps, le temps semblait étrangement distordu – un homme apparut, la lettre à la main. Il portait le même truc marron que le garçon. Sa voix était grave et calme.

« Bonjour, Amanda. Je suis le frère Meissel. Vous êtes en sécurité avec nous, comme Emil vous l’a dit.

— Il est mort.

— Il est parti rejoindre notre Seigneur Jésus-Christ, répliqua tranquillement frère Meissel. Dieu ait son âme vaillante. Venez avec moi, Amanda. Vous êtes en sécurité. Personne ne vous trouvera ici. »

Amanda ne le croyait pas. Mais elle se leva et suivit en trébuchant frère Meissel, parce qu’elle ne savait quoi faire d’autre. Oncle Martin et tante Kristen étaient sur Mars, mais à Tharsis, de l’autre côté de la planète. Amanda n’avait aucun moyen de s’y rendre. N’importe comment, le père Emil lui avait dit de rester à l’abbaye parce qu’elle y serait en sécurité. Peut-être que cette fois, quelqu’un lui avait dit la vérité.